Strasbourg Observers

Le jeu ambigu du consensus européen dans la détermination de la marge d’appréciation. La vision critique de Françoise Tulkens.

September 06, 2012

The Strasbourg Observers are delighted to post this tribute to Judge Tulkens by Professor Laurence Burgorgue-Larsen (Université Paris I Panthéon Sorbonne).

Quel honneur de participer à ce «blog tribute» en l’honneur du juge Françoise Tulkens! Admirée de tous et de toutes, elle a incontestablement marquée l’oeuvre jurisprudentielle de la Cour : de l’intérieur, par la pertinence de ses opinions dissidentes ; de l’extérieur, par son activité doctrinale qui n’a jamais cessé. Elle a ainsi toujours continué à réfléchir et prendre de la hauteur de vue dans le cadre de son activité judiciaire : élément fondamental pour rendre une justice juste (la redondance est délibérée). Professeur elle est, professeur elle restera. La cohérence de sa pensée est manifeste entre son oeuvre doctrinale et son office de juge. Que ces quelques lignes puissent lui démontrer qu’elle a ouvert, pour de nombreux juristes de ma génération, la voie vers une analyse critique et progressiste du droit des droits de l’homme en gardant à l’esprit un seul mot d’ordre : dialogue, encore et toujours, entre les divers «acteurs» de l’univers des droits humains.

A l’heure où la Déclaration de Brighton réaffirme encore et toujours l’importance du caractère subsidiaire du mécanisme européen de garanti et alors que ses signataires insistent sur la nécessité d’inscrire au sein du Préambule de la Convention une référence à la doctrine de la marge d’appréciation (point 12 de celle-ci), il me semble pertinent de découvrir la vision du juge Tulkens sur celle-ci. Au sujet de cette théorie, tout a été écrit : la littérature sur cette question est en effet considérable et met en exergue un fait indéniable : les auteurs en doctrine ne s’accordent pas tous sur une définition qui serait consensuelle. Françoise Tulkens le montrait d’ailleurs parfaitement dans un article écrit à quatre mains avec Luc Donnay en 2006 (v. «L’usage de la marge d’appréciation par la Cour européenne des droits de l’homme. Paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature», Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé, 2006, n°1). Cette disparité d’analyse intègre logiquement les rangs de la Cour, les propos du juge Rozakis sont sans ambigüité à cet égard (v. «Through the Looking Glass : An «Insider»’s view of the Margin of Appreciation», Mélanges Costa, Paris, Dalloz, 2011, p.528). Quoi qu’il en soit, le minimum commun qui se dégage de la multitude des interprétations consiste à affirmer qu’elle repose sur deux fondements : la philosophie de la subsidiarité d’un côté et la souveraineté étatique de l’autre qui induisent d’accorder une place au pluralisme juridique afin de respecter les spécificités juridiques des Etats. La jurisprudence actuelle de la Cour met en avant comme jamais le défi majeur auquel sont confrontés les juges : trouver le juste équilibre entre un judicial self retraint   réfléchi (en laissant libre cours à la théorie de la marge nationale d’appréciation) et un judicial activism maîtrisé – où l’‘optique cosmopolitique est à son comble dans les techniques d’interprétation des droits. Equilibre précaire qui fait l’objet de (re)positionnements constants. Quoi qu’il en soit, il est évident que les juges nationaux y sont sensibles (et, au-delà, les autorités politiques) et que cela participe de la confiance qu’ils ont dans l’organe régional de garantie des droits. A cet égard, c’est la Grande chambre de la Cour européenne qui donne le «la», qui décide et balance entre le statu quo et l’évolution de la jurisprudence.

Dans plusieurs affaires relativement récentes rendues en Grande Chambre, les divisions internes sur le maniement de la théorie de la marge d’appréciation sont apparues au grand jour. Françoise Tulkens signa – en général conjointement avec certains de ses collègues – plusieurs opinions dissidentes très explicites, parfois alarmistes, sur les dangers d’une utilisation irrationnelle de la doctrine dont on sait qu’elle se couple généralement avec le curseur de l’existence ou non du fameux «consensus européen». Ainsi, quand la Grande chambre a entériné des statu quo dans les affaires de pensions de retraite des détenus (CEDH, Gde Ch., 7 juillet 2011, Stummer c/ Autriche), de procréation médicalement assistée (CEDH, Gde Ch., 3 novembre 2011, S.H. et autres c/ Autriche) ou encore de discrimination à l’endroit des couples non mariés et non pacsés (CEDH, Gde Ch., 3 avril 2012, Van Der Heijden c/ Pays Bas), Françoise Tulkens entra en dissidence : en tant que vice-présidente de la Cour, le fait est loin d’être anodin.

La critique porte sur l’utilisation «relative» du consensus européen pour déterminer la portée de la marge d’appréciation (ample ou à l’inverse réduite). Dit autrement, la détermination par la Cour (on devrait sans doute dire des services de la Cour) est aléatoire dans l’utilisation des données issues du droit comparé pour arriver à déterminer l’existence ou non d’un «consensus européen». La relativité est d’ordre temporel dans l’affaire Stummer et répond à la question «à quel moment doit-on se placer pour apprécier l’existence d’un consensus européen» ? ; elle est d’ordre conceptuel dans l’arrêt S.H. et répond à la question «à partir de quand peut-on affirmer que l’évolution en cours vaut consensus» ? Enfin, elle est d’ordre structurel dans l’affaire Van Der Heijden et répond à la question de savoir «comment se conjugue le consensus européen avec la marge nationale d’appréciation» ?.

Entrons quelque peu dans le coeur de ces affaires pour s’en rendre compte.

Dans l’affaire Stummer, pour les juges majoritaires, «la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite est étroitement liée à des questions de politique pénale […/…] mais également à des questions de politique sociale qui se reflètent dans le système de sécurité sociale tout entier. Bref, elle est associée à des questions et choix complexes de stratégie sociale, domaine dans lequel les Etats jouissent d’une ample marge d’appréciation» (§101, italiques ajoutés). Or, un des éléments clés pour évaluer la portée de cette marge d’appréciation concerne l’existence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants (§104). C’est à ce stade que le hiatus avec les juges dissidents éclate au grand jour. Non pas que, disposant des mêmes données de droit international et comparé (v. la partie «en fait» de l’arrêt, §§47-60), leur évaluation de l’existence d’un «consensus européen» soit aux antipodes. En effet, les uns comme les autres constatent une «tendance croissante» (§105) à la couverture sociale des détenus ou, pour reprendre les termes quasi identiques des juges dissidents, «une tendance croissante à l’affiliation des détenus exerçant un travail aux systèmes de sécurité sociale internes (§5 de l’opinion dissidente commune). Là où leur perspective analytique diffère radicalement concerne le moment temporel pour apprécier l’état du droit. Les juges majoritaires ne désavouent pas les juridictions internes autrichiennes car ils se placent au moment où ces dernières ont statué, i.e, entre les années 1960 et 1990 ; et la Cour d’affirmer qu’elle «attache de l’importance au fait qu’à l’époque pertinente il n’y avait pas de communauté de vues relativement à l’affiliation des détenus exerçant un travail aux systèmes nationaux de sécurité sociale» (§107 ; italiques ajoutés). La perspective analytique est tout autre pour les juges dissidents qui présentent quant à eux toute l’évolution du droit international des droits de l’homme en la matière, à l’instar des règles pénitentiaires européennes de 2006 (Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des ministres, 11 janvier 2006) et fustigent le fait que la Cour suprême – qui a statué en 2002 – n’ait opérer q’un renvoi automatique à sa jurisprudence fixée en 1990. Surtout, reprenant un argument avancé par l’Etat défendeur et repris par la Cour selon lequel la situation actuelle du requérant n’était pas alarmante – puisqu’il percevait une allocation de nécessité complétée par un régime d’aide sociale –  les juges dissident affirment avec conviction que ces deux éléments ne peuvent pas se comparer «à une pension de retraite accordée sur la base du nombre d’années travaillées et des cotisations versées. D’un côté, il s’agit d’une assistance, de l’autre, d’un droit. La différence est majeure en termes de respect de dignité de la personne. La sécurité sociale fait partie intégrante de la dignité humaine» (§10 de l’opinion dissidente, les italiques sont dans le texte original).

Dans l’affaire S.H., bien que la Cour reconnaisse le droit à la procréation médicalement assistée comme constituant une «forme d’expression de la vie privée et familiale de l’article 8» (§82), sa violation fut rejetée in casu. Cet arrêt démontre à nouveau une manière très particulière de prendre en compte le «consensus européen». Lisons plutôt le §96 qui ne lasse pas d’étonner : «La Cour constate que les Etats contractants ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes à des fins de fécondation in vitro, tendance qui traduit l’émergence d’un consensus européen. Toutefois, le consensus qui semble se dessiner correspond davantage à un stade de l’évolution d’une branche du droit particulièrement dynamique qu’à des principes établis de longue date dans les ordres juridiques des Etats membres, raison pour laquelle il ne peut restreindre de manière décisive la marge d’appréciation de l’Etat.» (italiques ajoutés). On avoue qu’il n’est pas simple de suivre la Cour : le consensus émergent étant lui-même en évolution rapide, mieux vaut rester très en deça dudit consensus…Telle est la synthèse que l’on peut tirer d’un tel passage. Les juges dissidents, dont Françoise Tulkens, ne disent pas autre chose quand ils expriment leur ‘mécontentement’ de manière plus circonstanciée : «De manière inédite, la Cour donne ainsi au consensus européen une dimension nouvelle et fixe à celui-ci un seuil particulièrement bas, laissant à la marge d’appréciation des Etats une extension potentiellement illimitée. Le climat actuel n’est sans doute pas étranger à une telle position de retrait. Les divergences dans la jurisprudence de la Cour quant à la valeur déterminante du consensus européen et le manque de rigueur des critères retenus pour contrôler celui-ci atteignent ici leur limite, créant une profonde insécurité juridique.» (§8 de l’opinion dissidente commune signée, en plus de Françoise Tulkens, par les juges finlandais (P. Hirvelä), macédonien (L. Trajkovska) et géorgien (N. Tsotsoria)).

La critique assénée sous l’arrêt Van Der Heijden enfonce le clou. Dans cette affaire, la requérante – qui vivait en couple depuis dix huit ans sans être mariée ni pacsée et ayant deux enfants de cette «vie familiale stable» – estimait avoir souffert une ingérence disproportionnée dans sa «vie familiale» en étant contrainte, sur le base du code de procédure pénal néerlandais, de témoigner contre le père de ses enfants ou, dans l’hypothèse où elle refusait, d’endurer une peine de prison ; ce qu’elle fit. Afin d’examiner la nécessité de l’ingérence, la Cour commença par affirmer de façon particulièrement alambiquée que, «bien que l’absence de communauté de vues ne soit pas en elle-même déterminante, elle milite en faveur de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation en la matière» (§61). Il n’en fallait pas plus pour que Françoise Tulkens, suivie des juges croate (Vajić), serbe (Popović), slovène (Zupančič) et Luxembourgeois (Spielmann), mettent à nouveau en avant le problème du jeu du consensus européen dans la détermination de la portée de la marge nationale d’appréciation. Ils démontrent en réalité – en se référant notamment à l’autre opinion dissidente signée par les juges andorran (Casadevall) et espagnol (Lopez Guerra) – qu’une majorité d’Etats européens auraient de facto dispensé la requérante de témoigner dans pareille situation. Et d’affirmer sans détour que : «ce constat confirme, une fois de plus, le caractère relatif de l’approche de la Cour quant à l’existence du consensus et, de manière plus générale, soulève la question de l’éventuelle opportunité de le démêler (disentangle) de la marge d’appréciation, dans certains types d’affaires» (§5 de l’opinion). La critique est rude car elle confirme sans détour d’importants problèmes qui étreignent les méthodes d’interprétation de la Cour. Ces difficultés sont susceptibles de mettre à mal, à court et moyen terme, la légitimité de la juridiction européenne tout en permettant aux Etats récalcitrants, à la première occasion venue, de contester les audaces ou tout simplement les avancées protectrices de la Cour. La question majeure qui se pose donc aujourd’hui au collège des juges est la suivante : cette analyse critique et subtile d’une partie des juges de la Cour – et au premier chef de Françoise Tulkens – arrivera-t’elle à convaincre la majorité à régler, au plus vite, ces éléments d’incertitude?

La théorisation de ces difficultés avaient déjà été effectuée avec force détails par Françoise Tulkens et Luc Donnay dans leur article précité de 2006 ; ces préoccupations doctrinales se transformèrent en dissidences judiciaires, dans le cadre d’une remarquable cohérence intellectuelle. Celle-ci imprégnera t’elle la Cour? Cette vision critique minoritaire deviendra-t’elle majoritaire et éclaira-t’elle les destinées futures de la jurisprudence strasbourgeoise? Poser la question n’est pas incongru : on sait que les dissidences d’hier sont souvent les solutions d’aujourd’hui. En tout état de cause, la vision critique de Françoise Tulkens sur le jeu ambigu du consensus européen dans la détermination de la marge d’appréciation a le grand mérite d’exister et servira de guide à tous ceux qui entendent réfléchir sur cette question majeure qui gouverne in fine la légitimité de  la Cour.

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