Strasbourg Observers

Eppur, è l’ultima ratio …Le murmure galiléen de Françoise Tulkens

September 10, 2012

The Strasbourg Observers are delighted to post this tribute to Judge Tulkens by Professor Serge Gutwirth (Vrije Universiteit Brussel).

Dans la triste affaire de M.C. c. Bulgarie, une jeune fille bulgare de quatorze ans et dix mois, M.C., encore vierge auparavant, affirma avoir été violée par deux hommes en une nuit. Les faits se déroulent au cours d’une virée nocturne dans laquelle elle s’était laissée embarquer, par de vagues connaissances, un peu malgré elle, pour se retrouver coincée par le cours des choses. Le film d’horreur se déroule devant nos yeux, petites avances, taquineries, allusions, refus de la reconduire chez elle, mauvaises plaisanteries et rires gras, une séquestration « soft » par l’état factuel de dépendance du moyen de transport, l’endroit désert et glauque annoncé comme lieu de joyeuse baignade nocturne, et puis, les mains baladeuses, les baisers imposés et le viol, non par la violence brute mais par une insistance lente dans laquelle l’intimidation et la peur prennent le dessus de la résistance et plongent la victime dans un état de dépit et d’angoisse paralysante. Plus tard encore dans la nuit, dans une chambre à coucher, un second viol, selon un même mode pourri, par un nouveau violeur, l’autre connaissance, celui dont elle s’imaginait qu’il allait être son protecteur après le premier viol. Et le climat déprimant prévisible persiste pendant le déroulement de l’enquête : les deux hommes évoquent des relations sexuelles consenties, oui même suscitées et provoquées par M.C., avec des témoignages douteux de comparses à l’appui.

Le ministère public et le magistrat instructeur bulgare eux non plus ne feront pas preuve de beaucoup de créativité juridique. Refusant de saisir l’occasion, ils se laisseront porter par la facilité et la routine : s’il n’y a pas de traces et de preuves de résistance physique, de menaces ou d’usage de force physique, le viol ne peut être établi et il faut donc clôturer l’instruction. Ce qui revient a contrario à affirmer que M.C. non seulement aurait volontairement abandonné sa virginité en séduisant deux hommes en une nuit, mais aussi qu’elle aurait essayé abusivement de les faire condamner pénalement afin d’obtenir des dommages et intérêts. Les  « mauvaises », en d’autres mots, étaient la gamine et sa mère. On pourrait presque être content qu’elles ne se sont pas fait condamner pour diffamation.  Elles par contre, introduisent une requête à Strasbourg.

Dans son arrêt M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003 on retrouve la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans toute sa grandeur. Sans s’exprimer sur les faits de l’affaire, contrairement à ce que je me suis permis de faire ci-dessus, la Cour entreprend une double analyse, à la lumière bien sûr, de sa jurisprudence antécédente. D’abord, elle constate que les Etats ont bel et bien des obligations positives qui découlent des art. 3 et 8 de la convention : les états doivent pourvoir à une protection effective des personnes contre des violations de leur intégrité physique et de leur vie privée par des agents de l’Etat et par des tiers. Quand il s’agit de violations aussi graves et fondamentales que le viol, l’Etat doit même prévoir un dispositif pénal effectif, tant en termes d’incriminations, que dans la pratique judiciaire, de l’enquête au jugement. Ensuite et à partir d’un travail d’ analyse comparative considérable, la Cour va dégager dans la catégorie juridique du viol, ce qui échappe à la marge d’appréciation des Etats membres, et donc à leur culture ou mœurs particuliers.  Et clairement, elle ne peut accepter qu’une approche juridique rigide ait pour conséquence qu’en l’absence de résistance physique il faille conclure au rapport sexuel consensuel, car ce serait manquer de réprimer certains types de viol qui touchent particulièrement des jeunes filles mineures. Pour la Cour donc, il y a viol s’il n’y a pas de consentement, et ce consentement doit être apprécié à la lumière de la totalité des faits et de leur contexte, sans être réduit à l’absence de résistance de la victime. Comme dans cet autre grand arrêt postérieur, tant conspué par des moralisateurs se prenant pour des juristes, K.A. et A.D. c. Belgique de 2005, la Cour se profile comme championne du véritable consentement, par rapport à son contexte particulier et la totalité des éléments qui le font exister ou non. Bref, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’obligation, découlant des articles 3 et 8 de la Convention, de criminaliser et réprimer effectivement tout acte sexuel non consenti, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. 

N’y a-t-il pas raison d’être soulagés et contents à l’unanimité de voir la Cour prendre au sérieux la liberté sexuelle, l’autonomie et l’intégrité physique des jeunes filles et donc de leur joie de vivre ? Ne faut-il pas acclamer avec chaleur cette Cour qui force les Etats à respecter les libertés et choix des plus vulnérables face aux préjugés, traditions et « cultures » dont ils peuvent être les victimes ? Oui, mille fois oui.

Et pourtant, … même si l’unanimité est bien vite construite à la lumière du cauchemar que représente cette affaire ; même si l’on ne peut pas ne pas être révolté par le raisonnement selon lequel le manque de bleus et de sang est une preuve de consentement, il y a quand-même quelque chose qui gène la juge Tulkens.  Quelque chose qui pèse sur elle, cette fois-ci, non pas de concert avec les autres juges ou avec les idées acceptées par la grande majorité, non, ce grincement, ce « mais » est bel et bien en porte-à-faux avec l’air du temps. Oui, l’Arrêt était unanime, oui, il y  avait de quoi, et pourtant, eppur, dans son opinion concordante, Françoise Tulkens, seule cette fois-ci,  et unique, nous rappelle une autre vérité : rien de bon ne sort du droit pénal, il n’est que rétribution et infliction de maux, et, au mieux, de l’incapacitation.  Le droit pénal à un caractère odieux, d’autant plus qu’il verse presque exclusivement dans les prisons, véritables fabriques de malheur, de haine, de machisme et de violence. Françoise Tulkens le sait. Et elle le rappellera clairement, même face à l’évidence et l’univocité de la décision appelant justement à celui-ci en matière de viol :

« Certes, dit elle, le recours au droit pénal peut se comprendre pour ce type d’infraction. Toutefois, il importe aussi de rappeler, sur un plan plus général, comme le fait d’ailleurs l’arrêt X et Y c. Pays-Bas lui-même, que « le recours à la loi pénale ne constitue pas nécessairement l’unique solution » (p. 12, § 24 in fine). Je pense que l’intervention pénale doit rester, en théorie comme en pratique, un remède ultime, une intervention subsidiaire et que son usage, même dans le champ des obligations positives, doit faire l’objet d’une certaine « retenue ». Quant au postulat que la voie pénale serait, en tout état de cause, la plus efficace en termes de prévention, les observations contenues dans le Rapport sur la décriminalisation du Comité européen pour les problèmes criminels montrent bien que l’efficacité de la prévention générale fondée sur le droit pénal dépend de nombreux facteurs et que celle-ci n’est pas la seule façon de prévenir les comportements indésirables. (…) Cela étant, dans le cas d’espèce, comme d’ailleurs dans l’arrêt X et Y c. Pays-Bas (p. 13, § 27), à partir du moment où l’Etat a opté pour un système de garantie fondé sur le droit pénal, il est évidemment essentiel que les dispositions pénales soient entièrement et complètement appliquées afin d’assurer à la requérante une protection concrète et effective. » (SG. C’est moi qui souligne).

Courageux et héroïques, ces mots ? Assurément. A l’époque de la « pénalisation » exacerbée et du discours sécuritaire, à l’époque où la répression et les politiques « musclées » sont de bon ton, ces phrases nous rappellent qu’au delà des mots d’ordres du temps, il y a une réalité qui est effectivement porteuse de conséquences, et pas nécessairement de bonnes. Aussi bien-fondées que soient nos raisons de punir les violeurs, ne nous leurrons pas, le droit pénal n’est que le droit pénal. Il est l’ultime recours, et donc, ce qu’on fait quand on ne sait plus quoi faire. On peut vouloir croire autrement, certes, mais il est, qu’on le veuille ou non, grand temps de travailler en amont du droit pénal. Il fallait bien une Galilée pour nous le rappeler.

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