September 11, 2012
The Strasbourg Observers are delighted to post this tribute to Judge Tulkens by Professors Emmanuelle Bribosia and Isabelle Rorive (Université libre de Bruxelles).
Justice.- Qui mieux que Françoise Tulkens incarne la justice ? Femme de principe, elle l’a encore été dans l’affaire Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique (arrêt du 20 décembre 2011) qui concernait une ressortissante camerounaise atteinte du VIH dont l’espérance de vie serait fortement réduite en cas d’expulsion. Sans s’opposer frontalement, au nom de la sécurité juridique, à la jurisprudence récente de la Grande Chambre (N. c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mai 2008) où elle avait rendu une opinion dissidente commune particulièrement étayée, elle a, avec cinq autres juges de sa section, signé une opinion partiellement concordante. Critiquant le seuil de gravité requis –« être quasi-mourant »- pour qu’une expulsion entraîne une violation de l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, les six juges résistent tout en évitant l’écueil de la dissidence perpétuelle : ils invitent clairement la Cour à revoir sa position.
Utopie.- Convaincue que la discussion est plus porteuse que la coercition, Françoise, Tulkens a soutenu sans relâche les échanges entre juridictions. Contributrice indéfectible du dialogue entre juges, du nom du séminaire marquant la rentrée judiciaire de la Cour européenne depuis 2005, elle conçoit ces rencontres non pas comme « une conversation de salon », mais bien comme « un échanges d’idées et d’arguments, une communication au sens substantiel du terme » (Dialogue entre juges, 2011). Dans le contexte du foisonnement des sources et de leurs interprètes, ce dialogue s’avère crucial pour éviter la fragmentation et permettre la construction d’un droit commun des droits de l’homme auquel elle est profondément attachée, quitte à se faire taxer d’utopiste.
Genre.– Modèle pour des générations de juristes, Françoise Tulkens l’est d’autant plus pour les femmes qui continuent à se battre pour mener de front une vie professionnelle engagée sans sacrifier leur vie familiale. Si 40% de femmes composent aujourd’hui le siège de la Cour européenne, c’était loin d’être le cas en 1998, année où Françoise Tukens y accède. Dans la composition qui précéda sa mutation avec l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, cette juridiction comptait une juge pour 33 collègues masculins. Et comment passer sous silence que c’est aussi la juge femme qui est à la source de l’opinion dissidente dans l’affaire Leyla Sahin (arrêt de Grande Chambre du 10 novembre 2005) : « Vouloir la liberté et l’égalité pour les femmes ne peut signifier les priver de la chance de décider de leur avenir. (…) Rejetées par la loi, les jeunes femmes sont renvoyées vers leur loi. Or, nous le savons tous, l’intolérance nourrit l’intolérance » (§ 19).
Egalité.- Empreinte du souci d’égalité, Françoise Tulkens a participé activement à la profonde mutation qu’a connue l’approche de la Cour, cette dernière décennie, relativement à la non-discrimination inscrite à l’article 14 de la CEDH. Dans l’affaire Orsus c. Croatie (arrêt de Grande chambre du 16 mars 2010), elle a notamment contribué à l’approfondissement de la notion de discrimination indirecte, encore balbutiante dans la jurisprudence strasbourgeoise jusqu’alors. La formation de chambre avait purement et simplement omis de faire le lien entre le placement des enfants Roms dans des classes séparées au motif d’un manque de connaissance de la langue croate et une potentielle discrimination fondée sur l’origine ethnique des enfants Roms. Insistant sur le caractère essentiel des tierces interventions pour pouvoir convaincre les juges de la Cour de l’existence d’une discrimination indirectement fondée sur l’origine ethnique, elle a participé au revirement opéré par la Grande chambre à une étroite majorité de 9 contre 8. C’est encore au nom d’une conception substantielle de l’égalité qui lui est chère qu’elle a signé, avec deux autres juges, une opinion dissidente dans la récente affaire Sessa contre Italie où elle a défendu la logique de l’aménagement raisonnable, pour éviter qu’un avocat ne doive choisir entre les obligations que lui impose sa foi et l’accomplissement de ses devoirs professionnels. Ce faisant, elle s’inscrit pleinement dans la dialectique égalité/diversité, diversité conçue « non pas comme une menace mais comme une richesse », ainsi qu’elle le rappelait lors des journées juridiques Jean Dabin de 2008.
Témérité.- Françoise Tulkens en a assurément fait preuve tout au long de sa carrière en ne reniant jamais ses principes et valeurs, même en présence de pressions politiques ou citoyennes auxquelles tout juge du Palais des droits de l’homme s’expose. Du courage, il en a fallu, très certainement, pour assumer son opinion dissidente – devenue célèbre – dans l’arrêt Leyla Sahin, première affaire où la Cour, en grande chambre, était appelée à se positionner au fond sur la question sensible de l’interdiction du hidjab à l’Université d’Istanbul (arrêt du 10 novembre 2005). Dans un contexte post-11 septembre où la problématique du voile islamique en Turquie était liée par la Cour à la menace « des mouvements politiques extrémistes » qui entendent « imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses » (§ 10), la juge Tulkens a rejeté fermement cet amalgame douteux et rappelé « que ce sont les droits de l’homme qui sont les meilleurs moyens de prévenir et de combattre le fanatisme et l’extrémisme » (§ 20). Plus anecdotique peut-être, quand au lendemain de l’arrêt Lautsi rendu par la chambre qu’elle présidait (arrêt du 3 novembre 2009 renversé en Grande Chambre le 18 mars 2011), elle a reçu une correspondance fournie, parfois accompagnée d’un, crucifix elle fut certes préoccupée du sort à réserver à ce « symbole passif » (le jeter aurait pu être blasphématoire) mais nullement impressionnée.
Université.- Pédagogue hors pair, Françoise Tulkens est restée attachée à l’enseignement universitaire après son entrée à la Cour européenne, comme en témoignent ses contributions à de nombreux séminaires et conférences qui remportent un vif succès auprès des étudiants. Sans parler de ses participations à des jurys de thèse où ses commentaires rigoureux et sans faux-semblants sont appréciés autant que craints : toujours constructifs et exprimés avec le sourire, mais incisifs et sans appel. Le lien qui a uni Françoise Tulkens à l’université dès le début de sa carrière s’est exprimé dans le regard analytique qu’elle a posé sur l’activité de la Cour européenne. Que ce soit sur l’opacité de la procédure au terme de laquelle les tierces-interventions sont admises ou rejetées, sur la manière dont la Cour recourt au droit comparé pour appuyer ou desservir un consensus européen, ou encore sur l’usage à géométrie variable de la marge nationale d’appréciation, Françoise Tulkens n’a eu de cesse de réfléchir sur l’institution qu’elle a servi.
Liberté.- Encore récemment, Françoise Tulkens exprimait « [l]a très grande liberté qu’offre l’université ». Cette liberté, elle l’a brillamment cultivée dans son activité auprès de la Cour européenne où elle n’a pas hésité à entrer en dissidence, seule ou avec des collègues, en qualité de juge, de présidente de section et de vice-présidente, sur des questions de principe ou des sujets controversés. Les exemples sont nombreux et inspirants : Fretté c. France (arrêt du 26 février 2002) qui concernait la mise en œuvre du principe de non-discrimination fondé sur l’orientation sexuelle dans l’octroi d’une demande d’agrément aux fins d’adopter ; Leyla Sahin c. Turquie (arrêt de Grande Chambre du 10 novembre 2005) sur le renvoi d’une étudiante universitaire portant le foulard islamique ; N c. Royaume-Uni (arrêt de Grande Chambre du 27 mai 2008) relatif au seuil auquel l’article 3 de la Convention s’applique pour s’opposer à l’expulsion d’une personne malade ; A, B, C c. Irlande (arrêt de Grande Chambre du 16 décembre 2010) sur l’accès à l’avortement au regard du droit à la santé et au bien-être de la femme enceinte ; Sessa c. Italie (arrêt du 3 avril 2012) relatif à l’aménagement raisonnable en matière religieuse ; etc. Une femme libre, c’est sans conteste l’image que nous a toujours inspirée Françoise Tulkens.
Kenavo.- La lettre « k » nous ayant causé bien du tracas, ce n’est qu’en puisant dans la langue bretonne que nous avons pu poursuivre l’exercice périlleux de notre premier acrostiche. Une manière de dire « au-revoir » tout en sachant déjà que Françoise Tulkens sera des nôtres pour débattre de la montée en puissance du juge fin septembre à l’Université libre de Bruxelles.
Engagement.- Très tôt dans sa carrière, Françoise Tulkens a senti le besoin de se mettre au service de la société civile, ce qui s’est soldé par son engagement à la Ligue des droits de l’homme dont elle a assumé la présidence entre 1996 et 1998. Mener de « beaux combats » a constitué un leitmotiv dans sa vie professionnelle. Dans une interview livrée en juillet 2012 au journal Le Soir, elle indiquait aux plus jeunes qu’ « être porté par la passion, des engagements forts et le fait de penser par soi-même peut permettre de trouver son chemin ».
Noblesse.- Ce n’est pas tant pour son titre de baronne, mais pour son intégrité morale et sa grandeur intellectuelle que Françoise Tulkens incarne aux yeux de beaucoup la noblesse. Une noblesse du cœur et de l’esprit qui a charmé des générations de chercheurs dont elle n’a eu de cesse de suivre les travaux en prodiguant moult conseils et encouragements. Même vice-présidente de la Cour européenne, Françoise Tulkens est demeurée cette personne charmante et accessible, à l’écoute du doctorant balbutiant comme de ses pairs.
Souhait.- Garder son enthousiasme hors du commun, c’est l’état d’esprit que nous souhaitons à Françoise Tulkens pour aborder cette nouvelle page de vie, marquée notamment par la présidence de la Fondation Roi Baudouin dont la maxime lui correspond pleinement : « Agir ensemble pour une société meilleure ».